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jeudi 15 octobre 2020

Maigret tend un piège - Simenon (1955)

 


 Rééditions Presses de la cité Ed. 1967 et France-Loisirs 2015

 

Un mois d'août caniculaire des années 50.

En six mois, à la nuit tombée, cinq femmes seules ont été tuées, poignardées, leurs habits lacérés. Les rues désertes du XVIII ème arrondissement parisien ont été les témoins silencieux d'un même processus criminel, celui d'un assassin probablement unique.

Maigret, au Quai des Orfèvres, s'éponge le front. La  moiteur de l'air ? Oui, mais pas seulement ...

L'enquête en cours le tracasse. Il lui manque un suspect et ne possède pas le moindre indice. A quand la prochaine victime ? Il ne peut mener ses patientes habitudes d'investigation. Ses méthodes intuitives si chronophages sont sans effet. Sa routine lente et laborieuse peine, ne ramène rien. Le temps, sur cette affaire, désormais presse et il le sait. Le commissaire doit agir. Vite. Innover s'il le faut, se résigner peut-être à d'autres méthodes que les siennes. Sa hiérarchie, les faits eux mêmes, le poussent à l'action précipitée. Il déteste çà, cette tension de chaque instant, l'absence de repères humains dans l'urgence pourtant nécessaires. Tout le perturbe et le mine. Il ne peut être le buvard patient de ce que serait un suspect à sa disposition, malheureusement absent à ses côtés; l'éponge attentive de ce qu'il montrerait et cacherait, de ce qu'il semblerait être mais ne serait pas; le témoin de ce qui l'animerait, le rongerait et l'obsèderait. Le temps lui manque à l'écoute de "homme nu" recherché, enfin d'en comprendre les forces, les faiblesses, les douleurs d'âmes, ce qui peut faire jaillir de sa vie normale le désir subi ou lentement mûri de tuer, la force de passer à l'acte.

Là, pour cette affaire, le terrain de jeu policier, d'ordinaire rétréci à un tissu social particulier (éclusiers, marins, notables d'une petite bourgade ...), s'agrandit à la démesure d'un arrondissement parisien où chaque habitant parmi tant d'autres devient suspect. Tant d'hommes, tant de toits, tant de vies, tant d'intimités, de squelettes dans les placards ! Le tueur à l'affût peut être n'importe qui. Ce n'est pour Maigret qu'une silhouette vague dans la nuit, une ombre diaphane qui lui échappera sans cesse, tant qu'il ne lui donnera pas un soupçon de matérialité, un embryon de portrait.

Un psychiatre renommé, au cours d'un dîner informel, le conseille, lui laisse entrevoir une possibilité d'action: le tueur désire être démasqué, souhaite effacer une vie terne par un coup d'éclat, il tue et attend qu'on l'interroge. Le dépecer de ses crimes au profit d'un innocent accusé à tord devrait l'extraire de sa tanière.

 Les couloirs de la P.J. bourdonnent. Les flashs crépitent. Les journalistes sont aux aguets, questionnent en vain. Le tueur enfin arrêté, pense t'on. On le travaille derrière une porte close. Il a les menottes. Des indices de ci de là: c'est lui, sûr et certain. Les aveux ne sauraient tarder. Ne pas louper le scoop, les rotatives attendent, tournent déjà ...

Le piège se referme..

Le suspect n'est qu'un leurre, un appât, un simple policier. L'orgueil supposé du tueur devrait le faire sortir du bois alors que tout l'arrondissement est quadrillé.

.... la suite appartient au récit.

Atypique ce Maigret paru en 1955, au-delà du fait que c'est la première fois (pour ce que j'en sais) que Simenon utilise le thème, peu courant à l'époque, du serial killer ?

Oui et non.

Oui dans le sens où, longtemps au fil des pages, un Maigret nouveau semble être né. Le marque-page, fiché entre les pages à mi lecture, sépare un amont d'un aval. On suit, tout d'abord, le déroulé orthodoxe d'une enquête policière classique, d'un thriller moderne où l'angoisse monte peu à peu. Simenon avance, pion après pion, en terre de roman policier procédural. Le piège tendu s'organise, méthodique, factuel, dans la prévision du moindre détail, dans la gestion de ses adjoints qui, autour de Maigret, à sa botte, n'ont jamais été aussi nombreux à répondre à la matérialité précise de ses ordres. Seul le psychiatre s'appesantit sur la psychologie du tueur, Maigret n'en a pas le temps, il laisse à un autre le soin de ses réflexions habituelles. Il se fait organisateur minutieux, tour de contrôle pragmatique, planificateur du moindre rouage d'une mécanique qu'il souhaite parfaitement huilée. Il n'avance plus à vue, à l'intuition. Un nouveau Maigret est venu. Tout aussi crédible.

Non dans le sens où la seconde partie, s'ouvrant sur une arrestation et un interrogatoire, resserre les boulons autour d'un Maigret redevenu lui-même, à l'écoute de son ressenti, peu soucieux des preuves, aux aguets de "l'homme nu" qu'il se doit de pousser aux aveux. Un huis clos se referme sur deux hommes, l'un renaissant à ses méthodes, l'autre prêt inconsciemment à tout expliquer pour peu que le premier trouve les bons mots. Le suspect, alors que le seul indice contre lui ne pèse rien, se fait souris devant le chat. Maigret cherche le mobile, pièce fragile mais capitale dans le jeu en cours, celui d'un tueur en série n'étant souvent qu'une ombre légère et improbable, une aiguille dans la botte de foin d'une psyché perturbée. "L'homme nu", longtemps se fera attendre, il faudra aux aveux le temps d'une autre inculpation que la sienne .... Quelqu'un d'autre intervient en devant de scène. Bougre de Simenon au service d'une intrigue à tiroirs.

Le très long face à face final, anthologique pour le moins, montre un Simenon très à l'aise dans les dialogues habiles qu'il monte patiemment. J'y ai entrevu une similarité avec celui de "Garde à vue" entre Serrault et Lino Ventura (quel film...!).

Le prologue, en enquête procédurale type inhabituelle chez Maigret, étonne, dépayse et montre l'auteur sous un autre jour, pragmatique et matériel. "Maigret tend un piège" vaut amplement le détour via le suspens qui longtemps l'anime et ces deux hommes, au final, aux aguets l'un de l'autre. Maigret ne sortira pas indemne du duel.

PS: Simenon offre un contraste marqué entre l'obscurité des nuits d'août où la mort frappe et la luminosité, la chaleur accablante des jours qui les entourent. Apparaît ainsi un portrait d'assassin coincé entre Dr Jekyll et Mister Hyde, voisin aussi de celui de Jack the Reaper, tous deux associant la violence nocturne anonyme, l'insertion diurne banale d'un individu lambda dans la société, le désir d'en finir avec quelque chose qui les ronge.

Jean Delannoy, en 1958, en fit une adaptation ciné avec Gabin. En voici la bande-annonce. D'autres suivront, dont une avec Cremer pour la TV. 



9 commentaires:

  1. Oh, la dernière phrase : "Maigret ne sortira pas indemne du duel".
    Elle donne envie de découvrir le roman !

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  2. Vu le long métrage avec Gabin.
    ENORMES jeux d'acteurs entre Annie Girardot, Jean Dessailly, Gabin lui-même et Lucienne Bogaert: un quatuor central époustouflant aux interactions pour le moins percutantes.
    Des libertés conséquentes sont prises avec le roman, des éléments d'importance sont ajoutés ou largement modifiés,d'autres se révèlent absents mais le propos est le même,
    Michel Audiard ajoute sa gouaille, les dialogues s'en trouvent colorés, virevoltants et comme en relief.
    Lognon, présent dans le roman, devient Lagrume dans le film (?). Son portrait se précise.
    L'épilogue, que Simenon avait tendu à l'extrême via les propos d'un Maigret pour le moins en colère, suinte, dans le film, de la même violence verbale, la voix de Gabin se fait tonitruante, comme habitée. On la retrouve dans "L'affaire Saint Fiacre", implacable et sans pitié, comme définitive.
    Le film se conclut par un Maigret sous les premières gouttes d'un orage libérateur qui, enfin, éclate sur Paris. Il signe la fin d'une canicule étouffante, mais aussi libère le commissaire de la pression accumulée durant de nombreux mois d’enquête mais surtout celle d'un assassin enfin démasqué, d'un "homme nu" qu'il ne comprendra jamais, le commissaire semble ressentir le besoin de se laver de tout çà. Dans le roman, il ira au cinéma avec Madame, pour changer d'air.

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    1. Pour Lagrume remplaçant Lognon, j'ai compris. L'acteur, Olivier Hussenot, était chauve et avait donc une tête d'orange. Donc....
      https://p5.storage.canalblog.com/53/91/902825/92274445_o.jpg
      Mais une tête d'oignon aussi, alors qu'en penser ..?
      Bref..! Fin de la remarque constructive.
      >>>>>>> [Poussez-pas, je sors]

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  3. Sur un blog ami: un ressenti sensiblement voisin mais surtout pour des compléments d'informations non négligeables et pertinentes.
    CF: http://maigret-paris.fr/2019/07/maigret-tend-un-piege.html

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  4. Il a l'air vraiment pas mal du tout ce Maigret. Surtout s'il sort de l'habituelle placidité du commissaire pour dénouer les intrigues. Je m'étais dit que je lirais les MAigret au hasard des rencontres mais j'ai bien envie de forcer la main à ce titre précisément.

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    1. Oui tu peux. Même si le traitement du serial killer vu par Maigret (et surtout par l'époque d'écriture où le thème n'est que nouvellement abordé) n'est pas celui des séries TV actuelles (où l'empreinte scientifique est essentielle). Par exemple (même si sans doute la méthode ai déjà été utilisée) il ne me souvient pas avoir trouvé le moindre portrait robot (je peux me tromper). On y parle bouton et tissu, sans plus.

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    2. Je me doute que Simenon n'est pas dans les codes d'aujourd'hui. Et j'ai envie de dire, heureusement.

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  5. Excellente analyse d'un des meilleurs Maigret, et certainement le plus connu. Le film a beaucoup fait pour le succès du livre. Une ambiance extraordinaire etun final épatant.

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    1. Le film est excellent, du fait de ses acteurs, mais aussi de ce noir et blanc des années 50's qui a su tirer parti des leçons en la matière des décennies précédentes;qui avait déja les deux pieds dans la couleur.

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